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Stuffy déjeunait, attablé derrière une cabane à frite dans une banlieue qui n’était même pas celle de la capitale, mais plutôt à la périphérie d’une ville moyenne.
De toutes façons cela valait mieux, certes la capitale offre plus de recoins et de contacts, mais à l’inverse on peut toujours vous débusquer en ville, tandis que dans la campagne c’est tout de suite plus complexe.
Il se trouvait maintenant à plus de 100km de la centrale pénitentiaire, et malgré l’alerte qui a surement été donné depuis longtemps, Stuffy était confiant de ne pas être suivi. C’est tout le drame des agents entrainés: une fois échappés, il devenait très difficile de les localiser, ceux-ci étant justement préparés à disparaître aux yeux de tous.
En quelques tours de main il s’était métamorphosé le visage et la tenue: un peu plus gros, plus petit, le teint plus sombre, une moustache et les cheveux plus clairs. Il avait même trouvé dans une salle de bain malencontreusement ouverte une paire de lentilles de contact couleurs et du fond de teint!
Les excréments d’un animal non identifié avaient fini de peaufiner son apparence, et c’était même des policiers qui en ce moment lui offraient un repas, l’ayant ramassé qui mendiait en ville.
Installé tranquillement sous un parasol ( il savait combien les satellites devaient scruter toute la région en ce moment ), Stuffy réfléchissait à ses prochaines 24 heures. Elles étaient vitales pour assoir son évasion: une fois ce temps passé, les statistiques étaient souvent en faveur de l’évadé, donc il allait bien falloir demander de l’aide !
Mais alors il devenait difficile d’éviter LA question: qui a trahis ?! Et s’il se tournait vers les mauvaises personnes?
Il se laissa aller contre son siège en plastique, qui lui paraissait extrêmement confortable après le ciment de sa prison, et regarda l’écran de télévision accroché au plafond de la friterie. Un grave accident avait fait dérailler un train, et une centaine de morts était à déplorer: c’était un nouvel accident dramatique parmi la recrudescence de ces derniers mois.
On pouvait compter les trois ou quatre grosses catastrophes de ce type: c’était soit des moyens spectaculaires de se débarrasser d’opposants se croyant en sécurité dans une foule ( bateau, avion, train.. ) ou alors une des méthodes de mise en place de la peur organisée par le ministère de la sécurité. L’objectif étant de mettre en place un climat de soupçon, d’insécurité et de rejet les uns des autres.
Enfin il était possible que cela soit un vrai accident involontaire, lié aux mesures radicales de libéralisation à marche forcée dans laquelle s’était lancé le gouvernement Castiks: elles entrainaient l’abandon de mesures de sécurités et la réduction de personnel pour des raisons budgétaires..
Peu de temps avant son arrestation, Stuffy avait eu accès aux chiffres cachés des statistiques d’accidents dit “limités”: c’est à dire ne coûtant la vie qu’à “moins de 3 personnes “ et c’était accablant!!
Non seulement on avait dépassé les 3 millions de morts en quelques mois sur Mater One mais plus d’un tiers des “accidents” étaient signés de la brigade Spéciale du ministère, celle des assassinats! A l’échelle planétaire, le pouvoir s’était lancé dans une campagne de terreur qui ne s’exprimait pas! On avait peu évoqué – pour l’instant- les “ennemis de l’intérieur” ou les “contre-révolutionnaires” mais cela allait venir tôt ou tard. Syndicalistes, journalistes, hommes politiques, intellectuels, artistes: aucune retenue, aucune pitié.
Devant l’afflue de travail, on avait embauché des hommes de la Pègre ou d’anciens bourreaux du précédent pouvoir qui remettaient leurs talents au service .. Des ennemis d’hier.
Bien sûr les médias étaient totalement mis aux pas, mais bien plus grave que cela, les 347 chaines de télévisions et les milliers de chaines de radio étaient pilotées à distance par le Pouvoir. L’exercice était nommé “propagande subtile”, il change un détail ici, ajoutait un élément par là, minimisait ici une information pour faire ses gros titres d’une autre là-bas. Un système désormais bien rodé et c’était le service Média qui s’en occupait.
Stuffy avait déjà rencontré des officiers de ce service: plusieurs d’entre eux étaient producteurs de télévision ou de cinema et avaient la main haute pour sélectionner ce que le peuple devait recevoir et aimer. Plutôt que de promouvoir sa culture et son questionnement, offrons des jeux stupides avec des millions à gagner, exaltons les basses couches de l’esprit humain avec le sexe, la violence et surtout avant tout: avec l’absence absolue d’exercice de la conscience politique.
Le patron de la friterie changea de chaine, et l’image d’une jeune femme appétissante en maillot de bain, soit-disant abandonnée sur une ile sans ravitaillement, éclipsa les wagons écrasés et leurs occupants sacrifiés.
Stuffy cracha par terre, se leva et parti vers la forêt, saluant au passage les deux policiers.